Récit personnel des faits.


"La Bête du Gévaudan, c'est un secret. Et un secret qu'il serait inutile de dire à ceux qui ne sont pas de la montagne. Ils ne mordraient pas à de telles histoires; ils ne les accueilleraient même pas. Ici ne suffit plus d'avoir, des années durant, mangé trois fois le jour la soupe de pain bis; ou, du fond d'un été sans âge, les airelles à poignées dans les chambres de mousse et de branches traînantes. Il faut avoir bu l'eau de la fontaine de Jarrix, oui, de quelques fontaines folles, là-haut, sous le sorbier des oiseleurs. Alors, peut-être, on entrevoit ce monde: en ses replis de fougères, de frênes, de sapins, plein de plus de choses qu'on ne pouvait le penser, et ces choses, mortes et passées, plus vivantes encore qu'on ne pouvait le croire [...]" d'après Henri Pourrat - HISTOIRE FIDELE DE LA BÊTE EN GEVAUDAN (1946)

Récit personnel retraçant l'histoire de la Bête.



L'histoire de la Bête, telle que nous la connaissons, commence officiellement au mois de juin 1764, lorsqu'une femme de Langogne est attaquée sur une pâture non loin du bourg. Par chance, les bœufs qu'elle gardait lui viennent en aide et mettent en fuite l'animal.
Au commencement du mois de juillet de la même année, le 1er, la Bête commet son premier meurtre: Jeanne Boulet est retrouvée morte à proximité du hameau des Hubacs, non loin de Saint-Etienne de Lugdarès.


Le lieu de la première attaque de la Bête officiellement recensée, à Langogne, en Lozère.


"La première attaquée fut une femme, près de Langogne, une vachère. Les chiens ne voulurent pas donner. Mais ses boeufs se mettant autour d'elle, cornes basses, la défendirent. Elle s'en tira sans blessure, non pas sans coups de griffes, aux bras, à la face, par tout le corps, sa robe, son devantier mis en pièces. Elle disait que la bête qui l'avait assaillie semblait un loup, de prime vue, mais n'était pas un loup; la tête plus grosse et plus effilée, la gueule béante, une raie noire sur le dos...".


Le lieu du premier meurtre officiel de la Bête, aux Hubacs, en Ardèche.


L'attaque de Langogne n'était donc pas un fait isolé, comme on le pensa d'abord, et les autorités locales ne tardèrent pas à réagir. 
Ainsi, fin août, un premier convoi de chasseur est envoyé de Mende, sur ordre d'Etienne Lafont, à proximité de Langogne. 
Des traques sont organisées mais l'animal demeure insaisissable.


"On ne pouvait continuer le train des champs comme on le menait, dans les fermes et dans les villages. Ce que les gens firent, ce fut d'armer les bergers. On leur donna ce qu'on nommait des baïonnettes: de forts bâtons garnis d'un fer pointu: à la hampe, du mieux qu'on pouvait, avec du fil d'archal, on avait ficelé quelque couteau de Laguiole; ou, si l'on en avait un, un paradou, un couteau paroir à tailler les sabots".


Une vue depuis Châteuneuf-de-Randon, en Lozère.


"Le 6 septembre, au bord de la nuit, comme on dit, dans le village des Estrets, près d'Arzenc de Randon, une femme s'occupait dans son pauvre jardin. C'était à côté de sa maison. Tout à coup, avant même de se rendre compte de ce qui lui arrivait, elle dut avoir la Bête sur elle. Cette bête la saisit au col; lui troua la gorge d'un coup de croc et incontinent se mit à boire son sang. Elle n'abandonna le cadavre que voyant accourir les voisins, armés de serpes, de haches et de fourches".


Face à l’échec de ces premières chasses et, en parallèle, à l'amplification des attaques, le comte de Moncan mande finalement le sieur Duhamel. 
Appelé en renfort pour chasser la Bête, celui-ci sera accompagné dans sa tâche par une troupe de dragons issus du régiment de la légion de Clermont-Prince.



"A Saint-Flour de Mercoire, le seize de septembre, à la même heure d'entre chien et loup, ce fut un gamin qui revenait du pâturage. Il s'était attardé, pour son malheur, assez loin de ses vaches qui l'auraient peut-être défendu. La Bête s'élança sur lui, le rua par terre, lui ouvrit le ventre. Il mourut là, sur place, dans son sang".

"De mémoire d'homme on n'avait vu cela. Il n'y'avait plus de sécurité dans les quartiers de Langogne. A toute heure, au bord du bois, au pré, dans un chemin, au jardin même derrière la grange, près de la touffe de buis des rameaux, on pouvait être attrapé par la bête, et saigné dans l'instant".

"Dans toute la France on se mit à parler de la bête farouche et extraordinaire qui en Gévaudan dévorait les filles. Le Gévaudan devint le pays de la Bête".

"Dans ce pays-là, on ne vivait plus. Les bûcherons n'osaient aller dans la forêt, ce qui rendait le bois rare et fort cher. Tout le trafic était troublé. Les grandes foires d'arrière-saison se tinrent mal: on ne marchait plus qu'en compagnie, armé d'un bâton ferré ou d'un épieu. Beaucoup de petits bergers tremblaient d'avoir à sortir; et il fallait pourtant paître le bétail ! Les carnages avaient porté partout l'épouvante".

"Aux Cayres, le drôle allait à la fontaine, sa cruche d'une main, sa baïonnette de l'autre. La nuit venait. Comme une galipote, la Bête lui tomba sur les épaules. De ses mâchoires, elle lui emboîta le crâne, arrachant la peau, du front à la nuque. Lui, il avait lâché baïonnette et cruche, et il hurlait. Deux femmes qui revenaient du lavoir, battoir en main, se jetèrent sur la Bête. Ce fut subit. Les femmes n'eurent presque le temps de rien voir: elle se dégagea, s'enfuit".


Monsieur Duhamel et les dragons par Patrick Berthelot.


Duhamel commence alors à ratisser les environs de Langogne et de la forêt de Mercoire, où la Bête semble avoir établi son quartier. 
Nullement impressionné par cet adversaire de prestige, la Bête, elle, continue fidèlement sur sa lancée. 
Harassée par des battues incessantes, elle délaisse tout de même progressivement le secteur de ses premières atatques et remonte plus au nord. 
Au mois de novembre, Duhamel et sa troupe quittent donc Langogne et s'installent à Saint-Chély. 

Dans le pays, on ne dort plus. La Bête fait mourir de peur et les gens craignent de sortir. 
La Bête, on l'a vu; et de toute façon, elle se démarque de toutes les bêtes qu'on a ici en Gévaudan.
Les habitants sont en proie à une grande détresse; les saints auxquels ils se vouent semblent leur avoir tourné le dos...
Au mois de décembre, on perd espoir; la Bête est insaisissable. Duhamel, malgré tout son zèle, ne peut rien face à cet animal doué d'une intelligence déconcertante. 



"Buffeyrettes, près d'Aumont, est un des endroits les plus froids du pays. Mais il y'avait à quatre pas du village, une sagne, un bourbier, où la neige n'avait pas dû tenir. Une vieille, qu'on nommait la Sabrande, y conduisit une vache qu'elle avait, pensant lui faire trouver là un peu de verdure. Elle y trouva la Bête, qui l'égorgea.

On profita de ce que cette Sabrande était une veuve, sans personne de proche, pour laisser le corps exposé deux ou trois jours sur la place. Des dragons s'embusquèrent derrière les murettes des jardins ou aux lucarnes des granges. D’ordinaire, les loups reviennent aux cadavres. La Bête ne revint pas...".


"Le 15 décembre, avant de blesser dangereusement un garçon, à Chanteloube elle avait dévoré une fille, à Védrine-Saint-Loup. On avait retrouvé la tête à cent pas de distance".



L'évêque de Mende, sensible au fléau qui s'abat sur ses sujets, rédige finalement un mandement. Il ordonne par-là que soient faites des prières publiques à l'occasion de l'animal anthropophage qui désole le Gévaudan.
Ce texte sera lu dans toutes les paroisses de son diocèse le 31 décembre, jour de la Saint-Sylvestre.



"Par un mandement, le dernier jour de l'année, l'évêque de Mende ordonna que le jour des Rois le Saint-Sacrement serait exposé dans toutes les églises du diocèse et que seraient récitées les prières des quarante heures. Comme au temps des calamités les plus grandes !"




L'éloge de Monseigneur n'aura, hélas, pas d'effet sur la Bête, qui, en ce début d'année 1765, se trouve près de Chanaleilles. 
Le 12, elle affrontera pourtant un rude gaillard, Portefaix, qui, pour protéger ses camarades, témoignera d'un courage inédit.


"Le douze janvier, sept enfants du lieu du Villaret paroisse de Chanaleilles, dont cinq garçons et deux filles gardaient du bétail sur une des plus hautes montagnes du Gévaudan. Ils y furent attaqués par la Bête. Les cinq garçons étaient: Jacques André Portefaix, âgé de 12 ans, Jacques Coustou, âgé de 12 ans et demi, Jean Pic, âgé d'environ 12, Joseph Panafieu, âgé de 8 ans et demi et Jean Veyrier, âgé de 8 ans. Les deux filles étaient Madeleine Chausse, âgée de 9 ans et Jeanne Gueffier.
Ces enfants étaient armés chacun d'un bâton au bout duquel ils avaient attachés une lame de fer pointue, qu'ils avaient passés dans une gaine. Ils n'aperçurent la Bête que lorsqu'elle fut auprès d'eux. Ils se rassemblèrent au plus vite, tirèrent la gaine de leurs petites armes, firent le signe de la croix et se mirent en défense. Portefaix qui les dirigeait, se plaça sur le devant avec Jacques Coustou et Jean Pic, qui étaient les plus forts. Il mit les filles au second rang; derrière les filles, Joseph Panafieu et Jean Veyrier, qui étaient les plus jeunes de la troupe. La bête vint à eux et les tourna plusieurs fois: ils tournaient eux-mêmes à côté d'elle.
Elle saisit à la gorge Joseph Panafieu, l'un des plus petits, qui était sur le derrière. Les trois plus grands fondirent sur elle, la piquèrent à diverses reprises; ils ne purent jamais lui percer la peau. Cependant en réitérant leurs efforts, ils parvinrent à lui faire lâcher prise. Elle se retira à deux pas emportant une partie de la joue droite de Joseph Panafieu, qu'elle mangea devant eux. Elle vint ensuite les attaquer de nouveau avec plus de fureur et les tournant toujours; elle renversa d'abord du museau le plus jeune de ces enfants qui était Jean Veyrier. Jacques André Portefaix, Jacques Coustou et Jean Pic l'éloignèrent, elle revint sur cet enfant et le blessa d'un coup de dent aux lèvres; ils la repoussèrent encore. Elle fondit une troisième fois sur lui, le saisit avec la gueule par le bras et l'emporta. Toute la troupe courut après, excitée par Jacques André Portefaix, qui voyant qu'on ne pouvait l'atteindre, fit passer Jacques Coustou d'un côté et passa lui-même de l'autre, pour que la Bête prit son chemin à travers un bourbier qui était à 50 pas d'eux, ce qui leur réussit. La bête s'engagea dans ce bourbier au point qu'elle fut arrêtée dans sa course et que les enfants eurent le temps de la joindre.
L'un d'eux qui s'était bien défendu au commencement du combat, avait perdu courage lorsqu'il avait vu le sang à la joue de Joseph Panafieu son cousin et le petit Jean Veyrier dans la gueule de la Bête qui l'emportait. Il avait d'abord proposé aux autres de s'enfuir et de lui laisser manger celui qu'elle tenait. 
Mais Jacques André Portefaix courant à leur tête, leur cria de venir, qu'il fallait délivrer leur camarade ou périr avec lui. Et tous le suivirent, même celui qui avait une partie de la joue emportée.
Lorsqu'il atteignit la Bête, il leur dit qu'il ne fallait plus la piquer par derrière, ayant déjà éprouvé qu'il n'était pas possible de la percer, mais qu'ils devaient s'attacher à la tête et surtout aux yeux ou à la gueule, qu'elle avait continuellement ouverte. Ils lui portèrent plusieurs coups dans la gueule et dans la tête; ils ne purent jamais rencontrer les yeux. La Bête tenait toujours sous la patte pendant le combat l'enfant qu'elle avait saisi, mais elle n'eut jamais le temps de le mordre, étant occupée à éluder les coups qu'on cherchait à lui porter aux yeux ou à la gueule. Alors elle saisit une fois avec les dents l'arme du petit Jacques André Portefaix qui en fut faussée. Au dernier coup qu'il lui porta, elle fit un saut en arrière, laissant le petit Jean Veyrier dans le bourbier. Dès qu'elle l'eut lâché, Jacques André Portefaix se mit entre elle et lui, pour qu'elle ne put reprendre cet enfant, qui se releva derrière Jacques André Portefaix et s'accrocha au bout de son habit. 
La Bête se retira sur un tertre. Ces enfants furent l'y poursuivre et la mirent en fuite".


La Bête, pour la première fois, est mise en déroute. L'espoir renaît dans les campagnes: elle ne serait donc pas invincible ? 


"Un fort chasseur, racontait-on, étant arrivé sur elle dans une cour bien close, avait aussitôt appelé ses compagnons, tous bons gaillards. Mais leurs fusils s'était trouvés charmés. La poudre n'avait pas eu plus d'effet que du sable. Ils avaient alors tiré sabres et coutelas. La Bête, inexplicablement, avait évité tous les coups. Puis, sautant à leur nez une muraille infranchissable, elle avait pris les champs. Ils l'avaient poursuivie, le sabre à la main. De temps en temps, elle les attendait. Quand elle était proche à pouvoir la toucher, d'un saut elle se mettait hors d'atteinte, et elle semblait alors avoir l'intelligence de se moquer de ses chasseurs".


Une vue depuis le château de Luc, en Lozère.


"Ce même jour, sur le soir, la Bête dévora un drôle, le petit Châteauneuf, au Mazel de Grèzes. Le lendemain, ne vint-elle pas chez les Châteauneuf ? Elle apparut là, les pattes sur l'appui de la fenêtre... - Il n'y'avait pas de châssis, pas de vitres alors, chez les paysans: la fenêtre n'était qu'un trou dans la muraille, fermé d'un volet de bois plein. - Et elle regardait dans la maison...
Ces gens restaient pétrifiés. Dérision, ou malédiction sur eux ? Le père était un fort homme: de la Viale au Pied-de-la-table, il avait porté en un seul voyage cinq quintaux de paille, un quart de tonne, sur son échine. Il n'osa pourtant pas empoigner la Bête par les pattes. Au bout d'un moment: "Marie-Anne, parvint-il à dire à sa fille, apporte-moi la hache." Alors la Bête décampa".


La Coustasseyre, au Villeret de Chanaleilles, en Haute-Loire.


"Un surnommé Bégou, de Pontajou, s'étant réveillé et ayant cru voir qu'il faisait jour, se leva. - Bien peu nombreux étaient ceux qui avaient une horloge, alors, sans parler de montre. - Il sortit sur la porte. Là, il reconnut que c'était la Lune qui éclairait. Or, la nuit ne se passent pas les mêmes choses que le jour.

De sa porte, ce Bégou vit un homme, grand et velu, qui se trempait dans la rivière, puis qui en sortait pour se jeter à l'eau derechef; et il en sortait encore. Bégou pouvait le bien voir, car la rivière qui descend de Servières passe assez près de sa maison. Tout ébahi, il regardait...
Ne reconnut-il pas, dans l'homme bourru, Antoine Chastel, le sauvage à tout poil qui avait ses cabanes sur le Mont-Mouchet, au-dessus de ce Pontajou ? Le curé Pourcher, qui a rapporté cette histoire avec beaucoup d'autres, par discretion ne le dit pas... Mais soudainement, l'homme s'avisa qu'il était vu. D'un bond il sortit de l'eau, et il se trouva changé en bête. Cette bête s'élança vers Bégou. Ce fut avec une telle fureur que le pauvre eut à peine le temps de rentrer et de barrer la porte. La peur l'avait chaviré à un tel point qu'il faillit ne pas en revenir".


Au mois de mars, Duhamel n'a obtenu aucun résultat et la Bête a depuis longtemps pansé les blessures qui lui ont été faites par Portefaix. 
Toutes les tentatives du capitaine se sont avérées vaines et les gens, ici, commencent à se lasser de cet homme qui les épuise à coup de battues incessantes. 
Le roi, informé de ce qu'il se passe en Gévaudan, ne peut laisser un simple animal remettre en question son autorité suprême. Sur son ordre, les Denneval arrivent donc en Gévaudan. Ils ont pour mission, dans un premier temps, d’épauler Duhamel.
Ces Denneval sont des louvetiers ayant une forte réputation. Débarqués des terres de Normandie, ils ont la ferme intention d'en finir avec ce qu'ils pensent n'être qu'un loup.
Mais cet animal, aussi loup soit-il, a de nombreuses longueurs d'avance sur ses poursuivants. Il connaît ce pays montagneux, escarpé, terriblement imprévisible et ô combien différent des plaines de Normandie. 

Le 14 du mois a lieu un épisode similaire à celui du combat de Portefaix. Jeanne Jouve, téméraire, se frotte au Monstre pour sauver ses enfants, au mas de la Vessière, près de Saint-Alban-sur-Limagnole. 


"Monseigneur l’Évêque, je dois votre Grandeur le récit circonstancié du spectacle mémorable qu'une mère généreuse vient de nous donner dans la paroisse, quoique avec le regret d'être incertaine si elle aura recueilli le fruit de sa tendresse et de sa valeur. Elle a défendue peut-être une demi-heure deux de ses enfants attaqués par la trop fameuse Bête féroce.
Jeanne Chastang, femme de Pierre Jouve, est cette mère malheureuse qui mérite un meilleur sort. Mère de six enfants, elle avait trois enfants autour d'elle à l'heure d'environ midi dans un jardin au-devant de sa demeure à 10 pas. Elle faisait avec eux son petit dîner en leur faisant prendre le soleil. C'est au mas de la Veissière, sur une hauteur. Elle se retirait vers la maison et était déjà à la porte du jardin, un petit garçon de 6 ans devant elle et à ses côtés une fille de 9 ans qui portait dans ses bras un petit frère d'environ 14 mois. La mère prodiguait ses tendres et vertueuses caresses à ses enfants que déjà la Bête sanguinaire menaçait de près, et comme dans son sein elle entend tomber derrière elle une pierre de la muraille et se retournant, elle voit sa fille prise par la Bête au bras et renversée sous ses yeux avec le petit qui était entre ses mains. Cette petite fille serre d'avantage ce petit enfant dans ses bras et s'attache à le conserver. La mère s'oubliant elle-même et ne remarquant même pas le péril, se jette courageusement sur la Bête et la force à lâcher le bras de la fille, qui se relève et s'efforce d'éloigner l'animal à coups de pied, n'ayant pas la liberté de ses bras. Le féroce animal revient à la charge contre cette fille et le dépôt, et les jette à la muraille. La mère les couvre de son corps et les garantit; mais elle n'a pas le temps de prévoir et de craindre pour ce petit garçon qui se trouvait derrière elle, occupée à défendre les deux autres. 
Elle n'est appelée à lui que par le bond de l'animal, qu'elle voit se lancer sur lui. Elle se jette comme un éclair entre lui, et la Bête la prend de ses griffes par le bras, et la renverse et vole sur l'enfant, qui invoque sa mère et l'aide par ses cris à se relever. Le courage seul la dirige et lui inspire les expédients. Elle s'élance de côté sur l'animal, le serre de ses genoux et lui presse le col contre sa poitrine de ses faibles bras. L'animal tombe, et s'agite, et secoue cette femme, qui se relève et revient au combat. Le combat recommence jusqu'à huit à dix fois. La mère reçoit des coups de griffes sur sa poitrine et autour de son corps; elle est serrée violemment au bras. La coiffure lui est arrachée et elle est jetée à terre encore plusieurs fois. Et le petit garçon étant porté vers le milieu du jardin, la mère accourt pour l'arracher à l'animal et le fait lâcher. Mais il est repris, et la mère attaquée de nouveau et renversée, et l'enfant est porté au bout du jardin. La tendre mère se relève armée d'une pierre, vole sur la Bête et se mesure de nouveau avec elle en la frappant sur la tête à coups réitérés. Elle est encore renversée et son cher enfant emporté hors du jardin à travers des broussailles qui le ferment de ce côté. En un point où elles ne joignirent pas exactement, la mère attend la Bête au passage et la prend par un pied de derrière, mais elle ne peut la retenir. Elle la suit par la demi-ouverture de la haie, et saute haut de près d'une toise aux pieds de son enfant que la Bête tenait par la tête, et s'efforce de le ravir à sa fureur. Mais en vain l'animal lui souffle avec véhémence au visage et sautant encore dans un pré y transporte l'enfant que la mère n'abandonne point. Elle saute aussi, mais l'enfant est transporté loin de 100 pas. La mère court vers son cher objet invoquant le ciel et ne pouvant faire parvenir ses cris jusqu'au domaine où est le reste de la famille. 
Heureusement ses deux premiers fils se préparent dans le même moment à mener paître le troupeau. Le plus jeune, âgé d'environ 13 ans, se trouve à la porte de l'étable, son espèce d'hallebarde à la main, entend les cris de sa mère et y répond en y accourant, le chien avec lui. Le dogue le prévint, assaille la Bête à la tête et la renverse à terre. L'enfant arrive, donne par-derrière à la Bête un coup de hallebarde qui n'entre point, mais la Bête lâche l'enfant et monte en un champ.Le chien monte avec elle et l'attaque encore, mais l'animal le rejette à 4 pas et disparaît. Le petit garçon se relève couvert de son sang et courut vers sa mère qui était arrivée sur le lieu, lui demandant de le délivrer de cette Bête dans la gueule de laquelle il se croyait encore. […] Le petit garçon a le nez emporté jusqu'à la racine, assez avant dans la tête pour faire craindre qu'il ne puisse pas guérir. Il a du reste la peau extérieure du crâne emportée par-derrière, non au milieu. La mère et sa petite fille n'ont aucune plaie".


Le mas de la Veissière, à Saint-Alban, où fut attaquée Jeanne Jouve et ses enfants le 14 mars 1765.


La cohabitation est devenue difficile entre Duhamel et les Denneval. Ils ne parviennent pas à trouver un terrain d'entente concernant les mesures à employer pour la destruction du Monstre. 
Duhamel, n'ayant pas l'aval du roi, est finalement sommé d'évacuer les lieux. 
Il quitte, avec ses dragons, le Gévaudan début avril, laissant place blanche aux Denneval.


"D'autres, d'autres... Il y'eut un temps, en avril, où il lui fallut un enfant par jour. Le 7, jour de Pâques, et jour de la première Communion, à Grèzes, elle égorgea une bergère de seize ans, une petite de la Clauze, si pieuse et si jolie qu'on mit cela en complainte. Son père était resté avec elle tout le soir. Au coucher du soleil, il lui dit: "La Bête, je ne crois pas qu'elle soit dans l'endroit. Tu diras seule tes prières. Je commence de marcher, et toi, rentre bientôt."

Elle ne rentra jamais. Ses vaches durent la défendre, - presque toutes furent tachées du sang que la Bête leur souffla, - mais elle ne la sauvèrent point.

Lorsqu'on vint au pâturage, ne la voyant pas revenir, de loin on la crut endormie. Ce qui restait d'elle, -ses ossements, sa tête coupée, - était recouvert de ses habits, de son chapeau. Au milieu de la sogne, la Bête avait arrangé cela comme aurait pu faire une personne. Dieu sait ce qui fut dit !".
"Un peu plus tard, la Bête trancha aussi le gosier, d'un coup, à une fille d'une quarantaine d'année qui gardait les bestiaux près du Pépinet. Et une quinzaine après, à une autre vieille fille, sur la même paroisse de Venteuges, au bois de Servilanges.


"La Cham à la Dame", où eut lieu le meurtre du 7 avril 1765, près de Grèzes, en Haute-Loire.


Celle-là était allée garder ses agneaux, et sans aucune crainte parce que c'était jour de grande battue. Mais le soir, elle ne rentra pas. On la chercha aux lanternes. Sur le pacage on ne la vit point. On entendit des sortes de gémissements, comme d'une personne qu'accable la douleur. On chercha de ce côté. On trouva le coprs dans tête, recouvert de son manteau et planté contre une muraille...".

"Et voilà que dans la nuit, autour de la maison, là-bas, se firent de nouveau ouïr ces cris haut jetés, mi-gémissements, mi-glapissements, ces cris même semblait-il, qu'on entend aux enterrements, lorsqu'on descend le corps dans la fosse. C'était la Bête qui revenait faire ses dérisions, comme pour se moquer des gens et de leur deuil".


Une pâturage sur le territoire de la commune de Venteuges, en Haute-Loire. 


Les Denneval, appliqués dans leur tâche, vont prendre le temps d'étudier l'adversaire auquel ils ont à faire, et ce n'est qu'à la fin du mois d'avril qu'aura lieu leur première chasse. 
Ces montagnes qu'ils comptaient conquérir leur demeurent pourtant hostiles. A ces vallées abruptes s'ajoute un climat particulièrement rigoureux, qui rend les manœuvres difficiles.
La Bête, elle, file toujours; voguant sans difficulté aucune à travers bois et monts, peu inquiété par ces individus déroutés et impuissants. 
Le 1er mai, cependant, elle croise la route de vaillants chasseurs, les sieurs de la Chaumette, qui lui laisseront un souvenir mémorable. Par deux fois la Bête est culbutée, mais par deux fois la Bête se relève, et elle parvint même à s'enfuir et à égorger une fille le lendemain.
Cette bête n'était donc pas animal, Monseigneur avait raison. Même les coups de fusil, les lames n'y pouvaient rien...


"Les messieurs de la Chaumette l'avait tirée devant eux, abattue deux fois, blessée au gros sang, et ces messieurs, hommes tout simples, tout vrais, excellents chasseurs, se disaient sûrs de leur coup. On pouvait la tenir pour morte... Le surlendemain, au Pépinet, elle avait égorgé cette fille...".


Le roi, bien malheureux de voir ses braves normands, qu'il avait lui-même délégué sur place, échouer à leur tour, se trouve alors dans une situation délicate qui ne manque pas d'amuser ses voisins.
De quelle espèce est donc faite cette bête, pour qu'on ne parvienne pas à en venir à bout ?
Le roi doit réagir, l'intégrité de la Couronne est en jeu.
Le 8 juin, François Antoine,  porte-arquebuse et lieutenant personnel des chasses de Sa Majesté, son fils et ses hommes, quittent Paris pour le Gévaudan.
A travers ce monsieur, c'est le roi lui-même qui transparaît, aussi la défaite, cette fois-ci, n'est point envisageable: François Antoine ne reviendra qu'après avoir abattu la Bête, ou ne reviendra pas.
Le 22, il s'installe, ainsi que ses hommes, au Malzieu.
Le 18 juillet, Denneval reçoit l'ordre de quitter le Gévaudan: la missive émane du roi, qui, profondément troublé par la Bête mystérieuse, ne veut plus faillir à son devoir. Il compte bien résoudre le problème de la Bête seul et a, en cela, une entière confiance en son porte-arquebuse.
Probablement que le sort des gens du Gévaudan lui importe bien moins que la couleur de ses habits... 


François Antoine et ses hommes par Patrick Berthelot.


S'il n'est visiblement pas plus heureux que ses prédécesseurs dans la traque de la Bête, le passage dans la région de François Antoine se fera remarquer - à défaut d'être remarquable: le 11 août, Marie-Jeanne Valet, blesse dangereusement la Bête, près de Paulhac-en-Margeride. Cela se passe sur un pont, alors qu'elle se rendait à une ferme du village accompagnée de sa sœur.
On croit la Bête morte de nouveau, comme à l'époque, quand les messieurs de la Chaumette lui avaient donnés quelque coup de fusil mortel... 
Hélas, Marie-Jeanne n'aura pas cette chance; il faut croire que son coup de lame n'avait pas percé suffisamment profond. Et la Bête, invincible, courait toujours...



"La servante du curé de ¨Paulhac eut ce jour-là à aller avec sa soeur cadette à une métairie près du village. Le sentier, palissé de feuillages, traverse la rivière par une île couverte d'arbres, de buissons, entre deux ponts de bois. Au milieu de cette île, sortant des broussailles dans un découvert, la Bête se présenta soudain aux deux filles. L'aînée, Marie-Jeanne, qui avait vingt ans, était hardie, adroite, robuste. Elle le fit bien voir. Lorsque la Bête se cabra pour s'élancer sur elle, de la baïonette qu'elle avait en main, elle lui porta de toute sa force un coup sur le poitrail. La lame, tranchante et d'un demi-pied de long, entra à moitié, se teignit de sang. La Bête cria, porta la patte à la blessure, se frotta, puis se jeta dans la rivière, s'y roula plusieurs fois et vida le champ de bataille".

François Antoine s'enlise dans cette région du Gévaudan. La bourbe lui entache les pieds et les sagnes, vicieuses, n'attendent que de pouvoir profiter d'un faux pas.
En ces lieux, il n'y'a pas que la Bête qui menace de vous dévorer.
Ce pays, qu'il ne connaissait sans doutes pas avant qu'une bête féroce et anthropophage n'en face son terrain de chasse à la barbe de la Cour, lui rendait bien son indifférence. 
On se moquait de ses habits d'or, que la ronce éraflait.
Telle une anguille, la Bête se dérobait toujours; elle frappait comme la foudre d'un orage masquant le Soleil depuis bien longtemps. 
Les gens, résolus, avaient appris à vivre avec ce démon, tiré tout droit de cette mythologie qui se perpétuaient de mémoires en mémoires, lors des veillées. Après tout, ce devait être de leur faute. Mais leurs prières inlassable n'y changeaient pourtant rien. C'est qu'on ne pouvait que se résoudre. Et sans doutes voyaient-ils d'un mauvais œil tout ce beau monde d’apparat, bien déterminé, piétiner leur sol.

La poudre était inutile, les gens le savaient, mais c'était aussi là l'occasion pour eux de tourner ces bougres de la haute couture en ridicule . 
La réalité rattrapait de force, ici, cette gente inadaptée aux rudesses de la vie. Là est une victoire sur l'oppresseur pour le petit peuple du Gévaudan, qui a avec lui une nature qu'il connaît bien mais que l'aristocratie méprise. 
En cela se trouvait sans doutes l'erreur fatale de tous ces chasseurs venus traqués la Bête, aux sens émoussés par le confort de leurs vies extraordinaires...
Ce mépris notable des paysans pour leurs supérieurs devaient ouvertement s'exprimer par la famille Chastel.
Le 16 août, Jean, le patriarche, est avec deux de ses fils, Pierre et Antoine, dans les environs d'une battue près de Servières. Arrive là des cavaliers de François Antoine.


"Les cavaliers sont devant le passage gazonné, entre les bois. Mais ils ont appris à se défier des sagnes. Ils trouvent là ces gens, Chastel le père, accompagné de ses deux fils, qu'ils connaissent comme leurs voisins de la Besseyre. Du haut de leurs montures, ils leur demdandent donc s'il n'y'a pas à prendre garde à quelque fondis ?
- Et qu'est-ce que vous craindriez, si bien équipés, vous autres ? fait Chastel. Allez ! marchez, vous pouvez y aller !
Ils y vont, ils poussent leurs bêtes... En trois pas, le premier cheval s'embourbe, faisant rejaillir pêle-mêle la vase, la verdure, l'eau noire. Il renâcle, il s'ébroue. Le cavalier doit vider les étriers; et voici qu'il s'enlise lui-même jusqu'à la ceinture. Le camarade à fort à faire pour l'aider. Au lieu d'accourir, de tendre quelque perche, les paysans, bien piétés sur l'herbe, rient à s'en tenir les côtes. Revanche de la montagne et de sa dure vérité sur la parade de Versailles ! Outrés de colère, les gardes peinent et sacrent. Ils finissent pourtant par sortir d'un si mauvais pas. Le cheval encouragé, guidé, hissé par la bride, d'un furieux effort, a repris pied, mais c'est en faisant péter la croupière et les sangles. Et soufflant fort, encore, parcouru de tressaillements, il se tient là, secouant la fange qui lui dégoutte de partout.
Le garde se secoue aussi; s'essuie d'un bouchon d'herbe. Il crie aux Chastel qu'ils sont des bougres de coquins ! Ils lui répondent par des sottises. Exaspéré, lui, brusquement va sur Antoine, le loup-garou, et l'empoigne au collet.
Aussitôt, Jean Chastel et son autre garçon, l'aîné, ont couché le garde en joue. Il ne faut pas se jouer à ces sauvages de la montagne: ils seraient capables de tirer ainsi un homme, à brûle-pourpoint. Le garde lâche donc Antoine. Et cet Antoine, sauvage entre les sauvages, incontinent aussi braque son fusil sur lui.
L'autre garde s'est jeté sur Jean Chastel, comme sur le plus animé et le plus menaçant. Il le saisit, le détourne, le relâche... Mais à son tour d'être couché en joue par Jean Chatsel...
Finalement, pour éviter un malheur certain, les gardes laissent le champ libre aux trois paysans et vont faire leur rapport à M. Antoine".


Un pâturage sur le territoire de la commune de Saint-Etienne de Lugdarès, en Ardèche.


Enfermés à la prison de Saugues, les Chastel ne seront libérés qu'après le départ d'Antoine. 
Curieux lorsque l'on sait qu'un tel affront était à l'époque passible de pendaison !
Mais le roi s'impatiente, on n'a plus le temps de s'attarder. 
La Bête le tient toujours en échec.


"Dans une battue, Rinchard, un neveu d'Antoine tira de loin un grand loup qui guettait des petits bergers au pâturage. Le loup fut blessé. On lui donna les chiens. Il alla se perdre en Auvergne. Mais le corps fut retrouvé; et au pied gauche de devant, qui portait à faux à cause d'une blessure, au poil rougeâtre, à la grande taille, à la façon d'épier les bergers, on put dire que c'était la Bête féroce".


Courant septembre, François Antoine apprend qu'un gros loup a été vu du côté du bois des dames de l'abbaye des Chazes. Prestement, il s'y rend le 20, avec ses hommes, et y trouve là l'animal appréhendé quelques jours plus tôt, et qui a tout du coupable idéal.


"Enfin, ce même jour, 17 septembre,arrive de la louveterie du Roi le secours en chiens tant attendu. Dès le lendemain, 18, M. Antoine envoie des limiers, un valet,trois ou quatre gardes reconnaître les bois de l'abbaye Sainte-Marie des Chazes. Le 19, on revient l'avertir qu'on y a vu un gros loup, une louve, de forts louveteaux. Il part sur le champ, avec toute sa troupe, -c'est loin, et dans des quartiers sauvages, de l'autre côté de l'Allier, qu'on passe en bac. Le 20, au matin, les trois valets de limiers et le valet de chiens lui font rapport qu'ils ont détourné loup, louve et louveteaux dans le bois de Pommier. Il y va avec les gardes et quarante tireurs venus de Langeac; il le fait investir. Lui, Antoine, il se poste à vingt pas d'une plaine, sur la croisée de quatre sentiers. Puis les valets entrent dans le bois, et se mettent à le fouler -c'est leur mot, - à le battre avec leurs chiens.
Tout à coup à travers la feuille, M. Antoine croit voir venir une âme ou un muleton. A cinquante pas, il reconnaît un loup énorme, qui s'est arrêté, caché par le branchage et tourne la tête pour le regarder. Aussitôt il lui tire dessus, de sa canardière, et la charge de poudre est si forte que le recul l'envoie au sol.
Mais le loup est tombé. M. Antoine siffle sa fanfare et crie hallali. Tournoyant, -la balle, entrée par l’œil droit,est allée fracasser la nuque, -mordant et secouant les mousses, la terre, l'animal arrive à dix pas. M. Antoine n'a pu recharger sa canardière que de poudre. Il l'empoigne par le canon. Il a planté en terre près de lui son couteau de chasse. Cependant, Rinchard,à un cri d'appel, est accouru. Il tire un coup de carabine dans le derrière du loup, qui s'enfuit en plaine et à trente pas de là tombe mort".


Une vue sur le village de Saint-Julien-des-Chazes, non loin du bois des Dames de l'abbaye des Chazes, en Haute-Loire.


Cette chasse est un triomphe, tout le monde s'en réjouit, excepté Antoine qui, conscient du caractère étonnant et presque surfait de la chose, préfère rester prudent. 
A Versailles, on mande tout de même l'animal, qu'on croit dur comme fer être celui qui fait tant de ravages en Gévaudan depuis plus d'un an. Mais ce loup n'a pas été tué en Gévaudan. Ces bois sont dans l'Auvergne, où la Bête n'avait d'ailleurs jamais été signalée jusqu'à l'aube de cette chasse... Pourtant, il faut que ce soit elle, la Bête, le Roi en a fait une affaire personnelle. 
Fin septembre, Robert-François-Marc-Antoine de Beauterne part pour Versailles, chargé du précieux animal.
A la Cour, on est satisfait. Un loup - c'était un loup - aussi énorme ne peut être que de cette espèce unique de la Bête du Gévaudan.
Début novembre, on déclare la Bête officiellement morte; François Antoine et son détachement désertent les lieux et rentrent sur Paris.



L'événement, aussi soudain qu'étrange, ne manque pas d'interloquer les habitants du Gévaudan. 
A peine a-t-on le temps de se rendre compte de ce qu'il vient de se passer que François Antoine est déjà parti. 
Cette bête, qui avait tenue en échec les chasseurs les plus avertis était donc venue s'écraser subitement sous la canardière d'Antoine ? 
Cette bête, si maline, si ingénieuse qu'elle était, et qui défiait tous nos pièges, n'avaient donc pas flairer la présence de ces chasseurs du roi, dans ces bois où elle semblait avoir, quelques jours durant, pour une raison inconnue, trouver refuge ? 
Cette bête, si résistante, si indestructible par le passé, n'avait donc pas, après tant de heurts répétés, supportée un coup de plus ? 
Il faut dire aussi que la puissance du coup avait projeté Antoine à terre... Mais ce monstre, qu'on avait tué comme un rien finalement, s'était tout de même relevé après avoir reçu la charge pour donner contre son bourreau... !
Toujours est-il que de la Bête, on n'en entendra plus parler - du moins pendant quelques temps. 
François Antoine parti, la Bête ne donne plus signe de vie. La mort de ce loup semblait avoir troublée sa routine habituelle et les gens commençaient à y croire.

Pourtant, ça et là, on l'avait bien revu... Mais on n'osait le dire.



"Ainsi, en ces temps, de ce qui advient à une petite fille de quinze ans, partie chercher du feu chez des voisins, - quelques braises au fond d'un sabot, car il n'y'avait pas d'allumettes, alors. - La Bête diabolique non seulement la tua, coupa sa tête, mais imagina de transporter cette tête de l'autre côté de la Truyère ! On se demande comment, à travers ces buissons, ces cassures de roche, malgré les à-pic sauvages et surtout les courants tourbillonnants, les ruées d'eau rejaillissante. Oui, elle alla poser la pauvre tête à côté du rocher de Malapas, comme par dérision, la croix d'or pendant encore au cou tranché".


Elle avait finit par reparaître pour de bon, la Bête, comble de l'horreur. Mais la Cour y demeurait insensible, de sorte que le Gévaudan fut désormais livré à lui-même.
Assurée d'avoir le champ libre, la Bête redouble de fureur, et rien ne semble plus pouvoir l'arrêter. 
Si les seigneurs locaux ont pris la relève et ne comptent pas leurs efforts, la Bête s'en moque et continue son œuvre. 
La voilà tout de même beaucoup moins mobile. Elle se cantonne dans les environs de Saugues et bouge peu... mais nous file toujours malgré tout entre les doigts. 
L'once d'espoir qu'avaient retrouvés les paysans après la mort du loup d'Antoine s'était définitivement éteinte. 
On multipliait les processions, les prières. On acceptait surtout le fléau sans rien dire, prenant soin de nos morts selon la coutume et on attendait. On attendait que survienne, peu importe d'où maintenant, un miracle. 
Lanternes sur lanternes on allumait, mains jointes et yeux rivés vers le Ciel et les confins de la Terre. 
Là reparu la famille Chastel.


"Il y'eut, - le souvenir en est resté - un grand mouvement de foi, d'espérance et d'amour. Le jour de la clôture fut jour de pèlerinage. Les paroisses allèrent en procession à la chapelle de N.D. d'Estours. Elle est assise sur une haute échine de roche, au voisinage du château de Besque, qui était celui du marquis d'Apchier. On dit que l'église de N.-D. du Puy et les chapelles de N.-D. d'Estours et de N.-D. de Beaulieu sont trois soeurs. C'est-à-dire qu'elles ont un air de famille. Rudes, gracieuses, toutes trois, tenant de la roche et de la fleur, comme la montagne, avec ses cheix de pierres sur les sommets d'herbe et ses fleurs de S. Jean, de S. Jacques, de S. Laurent, des autres saints de l'été, en rosaces rouges, roses, violettes dans le pâturage. [...]
Puis eut lieu un grand pèlerinage. Ce fut à N.-D. de Beaulieu, au pied du Mont-Chauvet et du Mont-Grand, dans ces étendues de gazon et de sagnes qui s'en vont vers le Mont-Mouchet. [...]
On vint donc au haut lieu, au bout de sa prairie. Les paroisses y étaient montées en procession encore, conduites par leurs curés. On chanta des cantiques, on fit brûler des cierges. [...]
Chanter d'une voix fausse l'Ave Maris stella, allumer ces cires de quelques liards, cela du moins les humains le peuvent. Dieu s'attend-il beaucoup plus de ses pauvres enfants ?
On était venu demander à Notre-Dame de délivrer enfin le pays de la Bête. On chantait. On priait. A l'offrande, Jean Chastel fit bénir son fusil. Il fit bénir aussi trois balles".


Le 19 juin, on organise une chasse en hâte. La Bête a été vue dans les environs de la forêt de la Ténazeyre.
A sa tête est le jeune marquis d'Apcher, qui a fait de la destruction de la Bête une affaire personnelle. 
Ce jour allaient lui sourire tous les dieux.


"Parmi les chasseurs était le nommé Jean Chastel, dit le Masque, paysan marié au chef lieu de la paroisse de la Bessière Sainte Marie, excellent chasseur encore, quoique âgé de soixante ans.
"Ce Chastel eut l'avantage de voir passer la Bête devant lui, il la tomba d'un coup de fusil qui la blessa à l'épaule; elle ne bougea guère, et d'ailleurs fut assaillie tout de suite d'une troupe de bons chiens de chasse de M. d'Apchier.
"Dès qu'on vit l'animal hors d'état de faire des victimes, il fut chargé sur un cheval, et porté au château de Besque, paroisse de Charais, dans l'Auvergne, près des frontières du Gévaudan.
"M. d'Apchier, conducteur de la chasse, voulut s'en faire honneur; il envoya de suite chercher à Saugues Boulanger, dit la Peyranie, sans doute par dérision, car c'était un mauvais chirurgien apothicaire, et lui dit d'embaumer la Bête pour qu'elle pût se conserver saine jusqu'à Paris, où il voulait la faire présenter au roi.
"Ce chirurgien ignorant se contenta d'en sortir les entrailles et de les remplacer par de la paille. On la garda ainsi maladroitement à Besque une douzaine de jours pour contenter la curiosité d'une infinité de personnes du voisinage qui venaient la voir. Ce qui occasionna beaucoup de dépense à M. d'Apchier qui se faisait une fête d'inviter tous les gentilhommes, bourgeois et prêtres accourus pour le féliciter et le remercier d'avoir ordonné et conduit une chasse aussi heureuse.
"La curiosité des gens une fois satisfaite, la Bête fut mise dans une caisse pour être transportée à Paris par le sieur Gilbert, domestique du marquis d'Apchier et être montrée au roi; mais soit à cause des chaleurs, soit à cause de la lenteur du trajet, l'animal ne tarda pas à se putréfier; Gilbert arriva cependant à Paris, à l'hôtel de M. de la Rochefoucauld qui informa aussitôt le roi de l'heureuse destruction de l'animal.
"M. de Buffon, chargé de l’examiner, reconnut que c'était un loup énorme; mais il était arrivé à un tel point de putréfaction que Gilbert le fit enterrer".


Ce fut fait. 
Après ce coup de fusil, la Bête n'allait plus manger. 
La Bête du Gévaudan était morte, foudroyé par la main de ce pieux Jean Chastel, qu'une flamme nouvelle semblait animer depuis la mort de la jeune Marie Denty. 
Lui qui s'était moqué des gardes de ce François Antoine, lui que la Bête laissait indifférent jusqu'en cette année 1767, avait donc, dit-on, fait bénir ces balles de la délivrance et avait, d'une seule décharge, couché le Monstre sur l'herbe. 
Cela lui valut-il d’avoir la conscience apaisée ? Peut-être... Mais le souvenir du Monstre allait demeurer bien vif et ne s'éteindrait jamais. 
En Gévaudan, tout était bien qui finissait bien: on avait finit par comprendre que Versailles avait échoué. Aussi l'honneur des nobles familles locales fut-elle sauve, et celle des Chastel, de ces sorciers qu'on disait habités d'un esprit mystérieux, quelque peu rehaussée. 
Le Seigneur avait triomphé, par la grâce de Jean Chastel, Monseigneur pouvait à présent dormir tranquille; son auréole tenait toujours sur sa tête.
Dieu, qu'on n'avait, semble-t-il, pas prié assez fort jusque là, avait finit par s'entendre sur le sort de ce bas peuple du Gévaudan: il eut été temps de rameuter le Chien. On n'avait que trop éprouvé la sentence de nos pêchés. On avait compris.


La Sogne d'Auvers, au coeur des bois de la Tenazeyre, sur le mont Mouchet en Haute-Loire.

Références
Henri Pourrat - HISTOIRE FIDELE DE LA BÊTE EN GEVAUDAN (1946)
p.11
 
abbé Pourcher - LA BÊTE DU GEVAUDAN VERITABLE FLEAU DE DIEU (2006)

François Fabre - LA BÊTE DU GEVAUDAN édition completée par Jean Richard (2006)
Compléments iconographiques, historiques et bibliographiques par Jean Richard