Introduction personnelle.


En 1764, le pays du Gévaudan semble avoir retrouvé un peu de paix. Le souvenir des récents événements de la guerre des Camisards, plus au sud dans les Cévennes, alimente pourtant encore les mémoires...
Le Roi, s'il semble avoir enfin la main-mise sur cette contrée relativement sensible de son vaste Royaume de France, n'est pourtant pas dupe. Il sait que le cœur ardent n'est pas mort et qu'ici, dans ces montagnes profondes, les voix revanchardes, porteuses hier du Te Deum de la délivrance au Pont-de-Montvert, se sont simplement tues. 
Il sait également que la Couronne est menacée et que l'on complote autour de lui, douloureux héritage de ses aïeuls qui lui ont légués un royaume en souffrance... 
Les vives réactions qui ont eues lieu en ce bas pays du Gévaudan témoignent d'ailleurs de cette hostilité palpable et profonde à l'égard du Roi, qui gronde à l'aube de la grande Révolution.

La région est placée sous la bénédiction de Monseigneur l'évêque de la cité de Mende, qui siège à la tête de son diocèse au cœur de sa majestueuse cathédrale. 
Monseigneur est bon, il œuvre pour le bien de ses sujets. Il améliore les routes et permet ainsi le développement du commerce de la laine, il fait livrer du grain là où la famine sévit encore. Et de par ces longues drailles qui jalonnent le pays, viennent du sud toujours les colporteurs, dont la hotte remplie de bibelots sonne en balançant, et les bergers d'estives, portant avec eux les plus chauds rayons du Soleil...


Paysage depuis l'ancien cimetière de Nozeyrolles, en Haute-Loire.


Dans les maisons, on vit pourtant chichement. Ici, il n'y'a jamais de repos; le jour, les enfants – les drôles de ces montagnes - mènent paître les troupeaux, en hiver comme en été. La misère est telle, même, qu'on ne peut se permettre de garder les vaches à l'intérieur quelques jours de trop. 
L'été, c'est tout de même agréable; il fait beau, quoique l'air conserve toujours un peu de fraîcheur, sous le couvert des arbres, et l'oiseau chante, et la fleur répand son parfum; les étoiles commencent à poindre tard. On en profite alors pour laisser le volet de bois ouvert jusqu'au bord de la nuit. 
L'on n'a pas de vitrage aux fenêtres et le calme apparent des beaux jours cache quelque chose de beaucoup plus vicieux, dès lors que l'air chaud a glissé jusqu'au bord de la Méditerranée. 
En hiver, la tourmente, par surprise, se glisse ainsi de partout, dans les moindres recoins, le gel, la neige, le brouillard avec elle. Elle fait trembler la porte et le feu de cheminée, qui tient alors à peine debout sous le poids du vent. Et de se recroqueviller sur les paillasses, l’œil toujours ouvert, car on ne sait bien quel être va nous venir la nuit: le rêve ou le cauchemar...

Des histoires, on en a entendu des milliers, entre le cocher, surpris par une meute de loup, qui, en arrivant tant bien que mal chez lui, dû abandonner là, sur le devant de sa porte, son maigre cheval; et qui le lendemain, n'en retrouva que les sabots, ou cet homme, tombé sans qu'on ne sache pourquoi, dans le gouffre du Diable, avec ses bœufs, et qu'on ne revit jamais. Si bien que lorsque paru la Bête, dans le courant de l'année 1764, on s'en soucia bien peu d'abord. Mais la perpétuation et l'accentuation des meurtres finirent tout de même par forcer l’intérêt, et de cet intérêt naquit bien vite une inquiétude; puis une peur, comme on se voyait impuissant à agir. 
La Bête, elle avait un penchant de loup; un air de ceux de nos montagnes, c'est juste... Mais le bon-sens des gens de misère d'ici, qui étaient coutumier de la présence de cet animal fit qu'on l'appela définitivement la "beste", à juste titre. Car, ne sachant pas ce qu'elle était, on savait pourtant, en conscience, que ce n'était pas un loup. Sa férocité et son intelligence témoignaient d'une nature autre et ô combien plus cruelle, en dépit de son apparence visiblement trompeuse. 
La hargne de cette bête, en effet, avait arrachée près de 100 personnes à la vie à la fin de l'année 1767.
Si elle fut quelque peu timide dans un premier temps, son avidité de chaire humaine la poussa finalement bien en-dehors des limites qu'impose l'entendement populaire. De sorte que des forêts et des bois, elle passa ensuite dans les villages; aux portes des maisons et des demeures seigneuriales; sous le nez des chasseurs et de leurs chevaux, quel qu'eut été leur prestige, sous le museau des chiens lancés à ses trousses; à travers les mailles de tous les pièges éparpillés dans la montagne, au détriment de toute l'ingéniosité humaine, de tous les efforts déployés, en somme, et ce durant trois longues années. 
Jusqu'à ce qu'un certain Jean Chastel, véritable point d'orgue absurde de cette histoire, n'en vienne à bout, un beau jour de juin 1767. 
La bête, puis la Bête; devenue Monstre finalement... et la Bête. La Bête du Gévaudan, abattue en Auvergne, devait maintenant traverser le temps et l'Histoire, au-delà des frontières de ses tristes terres.


Vue sur le Mont-Mouchet depuis le village d'Auvers, en Haute-Loire.